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9 mars 2006

L'islam des taudis

Retour à Sidi Moumen, repaire intégriste

De ce bidonville sont partis les terroristes qui ensanglantèrent Casablanca et Madrid. Depuis, la répression s'est abattue sur les barbus, mais la misère et la frustration demeurent

De notre envoyé spécial Farid Aïchoune

Il émane de ces ruelles visqueuses une odeur nauséabonde d'égout à ciel ouvert. La plupart des « maisons » sont faites de bric et de broc, avec des plaques de zinc en guise de toit. Sur les « portes » sont inscrits, à peine lisibles, les numéros et les noms des « rues ». Ce sont les seules indications. Impossible de se repérer dans ce magma sans plan, même pour les habitants... Une pluie battante de dix jours révèle toute la détresse du bidonville, et l'état d'abandon des quelques constructions sauvages en béton, souvent inachevées, de Sidi Moumen : murs écaillés, façades crevassées, tandis que dans les recoins les ordures - qui font le bonheur des rats - s'amoncellent dans des mares boueuses.
A une vingtaine de kilomètres de Casablanca, sur l'ancienne route de Rabat, le bidonville s'étend sur dix kilomètres carrés. Faute de recensement, la population y est estimée à au moins 35 000 personnes. Dans les années 1970, fuyant la misère des campagnes, des milliers de paysans sans terre sont venus s'installer ici pour trouver un travail à la ville. Sidi Moumen était, il y a encore cinq ans, une place forte des trafiquants de haschisch. Ils en ont été chassés par les islamistes radicaux, qui ont profité de l'absence de l'Etat pour en prendre peu à peu le contrôle. En 2002, un groupe salafiste lapide à mort un ivrogne. L'avertissement porte : l'alcool est prohibé.
Les 35 000 oubliés du bidonville survivent sans la moindre infrastructure. Le seul signe visible de la modernité, c'est l'électricité, piratée par les habitants, qui leur permet d'échapper à leur quotidien sordide, via les chaînes internationales qu'ils captent sur leur téléviseur.
Rien n'a vraiment changé depuis qu'un soir de printemps, le 16 mai 2003, douze jeunes kamikazes de la Djamaa Al-Sirat Al-Moustaqim (le Groupe du Droit Chemin) sont partis du baraquement - dit Thomas - de Sidi Moumen, après une ultime réunion à la mosquée Sidi Larbi, construite en zinc et peinte à la chaux, pour se faire exploser en divers endroits de Casablanca. Cinq d'entre eux parviendront à actionner leurs bombes qui frappent un local proche du consulat de Belgique, le Centre culturel juif, l'hôtel Farah, un restaurant espagnol et le cercle culturel, la Casa de España. Bilan : 49 morts, tous marocains. La plupart des terroristes ne connaissaient pas Casablanca, où ils se sont rendus pour la première et dernière fois. Ils ressemblaient aux autres jeunes du bidonville et exerçaient de petits métiers : coiffeurs, vendeurs à la sauvette, ferrailleurs, parfois ouvriers à l'usine, pour un revenu journalier de 3 euros. Certains d'entre eux avaient tenté, sans succès, de traverser la mer pour fuir un pays où un habitant sur deux est analphabète, où 7% de la population souffre de malnutrition, où le revenu annuel est de 1 425 dollars par habitant, et le montant du smic de 180 dollars, quand il est respecté...
C'est sur ce terreau que les mouvements islamiques comme Takfir wa Hijra (Expiation et Exil) ont prospéré. Nés en Egypte dans les années 1970, les takfiri considèrent tous les musulmans comme mécréants. Leur mission : réislamiser, par le retour à ce qu'ils croient être l'orthodoxie sunnite. Y compris par la force. Leurs cadres sont des vétérans de la guerre contre les Soviétiques en Afghanistan. Et, rien que pour l'année 2002, 166 personnes - agents du makhzen (l'Etat), fumeurs de haschisch, amateurs de vin - ont été abattues par des takfiri.
Hélas, la filière marocaine s'illustre une seconde fois, un an à peine après les attentats de Casablanca. Le 11 mars 2004, des terroristes provoquent un carnage dans des trains de banlieue à Madrid : 191 morts et 1 400 blessés. Or en deux ans d'enquête la police espagnole a largement confirmé l'ancrage local des poseurs de bombes et de leurs complices : des Marocains pour la plupart, issus de bidonvilles comme ceux de Sidi Moumen, de Beni Makada à Tanger, de Meknès et de Fès. Ce qui infirme catégoriquement la version officielle marocaine qui avait attribué ces attentats à la nébuleuse internationale d'Al-Qaida.
Face au péril intégriste, la monarchie chérifienne, il est vrai, a commis d'énormes maladresses. Souvenons-nous de la guerre du Golfe en 1991. Contre l'opinion de l'ensemble du monde arabe et de son peuple en particulier, Hassan II s'avise d'envoyer un corps expéditionnaire pour combattre aux côtés de la coalition occidentale ! La réaction de la rue, qui prend fait et cause pour Saddam Hussein, est telle que, une fois n'est pas coutume, le roi devra retirer fissa ses troupes du front pour les expédier à Médine, le deuxième lieu saint de l'islam. A l'époque, même certains oulémas (théologiens) de l'islam officiel marocain se démarquent du palais royal. C'est le point de départ de la radicalisation islamique. Après les attentats contre les tours jumelles de New York, le nouveau roi Mohammed VI réaffirme sa solidarité avec les Etats-Unis. Et une fois encore la vox populi condamne. Quand, le 16 septembre 2001, le commandeur des croyants organise une cérémonie oecuménique à la mémoire des victimes du 11-Septembre dans la cathédrale de Rabat en réunissant les autorités religieuses musulmanes, juives et chrétiennes du royaume, les Marocains sont choqués. Pourquoi ne pas avoir organisé ce rassemblement dans une mosquée ? D'autant plus que la cathédrale a été construite, sous le protectorat, sur les décombres d'un sanctuaire musulman. En réaction, douze oulémas de renom rédigent une fatwa extrêmement violente : «Vous qui croyez, ne nouez ni avec les juifs ni avec les chrétiens de rapport de protection [...]. Il n'est pas permis au Maroc d'entrer dans l'alliance avec les Américains. Aucune union qui aurait pour but de s'opposer à unecommunauté ou à un Etat musulman n'est licite.» Message reçu : selon un récent sondage publié par « l'Economiste », 44% des jeunes Marocains persistent à croire que le réseau de Ben Laden n'est pas une organisation terroriste.
Pris en tenaille entre ses amitiés « pro-occidentales » et la « rue arabe », le régime a adopté une double stratégie. D'une part, composer avec des islamistes modérés, nouveaux soutiens du régime - avec 49 députés au Parlement et la mainmise sur plusieurs grandes villes (lire notre article p. 20). D'autre part, réprimer durement. Le Maroc, en effet, a renoué avec ses vieux démons : enlèvements, tortures, disparitions. La plupart des suspects sont jugés dans des procès expéditifs et condamnés à de lourdes peines de prison. Tous sont accusés d'appartenir à la Salafia Jihadia (salafisme djihadiste), terme générique qui désigne un courant radical s'étendant dans tout le monde arabe. «La DST marocaine a dû reconnaître que nous avions raison, explique Abdesalam Abdelillah, qui gère le dossier des islamistes à la Ligue des Droits de l'Homme. 1500 suspects ont été libérés et d'autres libérations devraient suivre car les dossiers sont vides. Ce qui n'a pas empêché les forces de sécurité de torturer les suspects au siège de la DST, à Temara, près de Rabat.» C'est aussi dans ce lieu que les Américains sous-traitent la torture à la police marocaine. Ce que la CIA appelle la « délocalisation des interrogatoires ». L'hebdomadaire « Newsweek » a révélé dans son édition du 28 février 2005 que des présumés terroristes marocains, incarcérés au bagne de Guantanamo, avaient été reconduits au Maroc, le 22 janvier, à bord d'un Boeing 737 affrété par la CIA. Le Boeing en question a atterri à l'aéroport de Rabat-Salé pour y déposer sa cargaison de prisonniers, dont les identités n'ont pas été révélées.
A Sidi Moumen, les « barbus » se font plus discrets. La pègre a repris la main. La population, qui est loin de partager les délires des fous de Dieu, a de nouveau peur. Et en viendrait presque à regretter l'ordre imposé par les islamistes. Comme Ahmed, 22 ans, marchand ambulant dans le bidonville : «Les «frères» assuraient l'ordre. Tu pouvais sortir le soir sans craindre de te faire agresser. Maintenant c'est redevenu une jungle : pas de police, impossible de circuler la nuit... Et les jeunes recommencent à boire et à fumer de la chira [haschisch].»

Farid Aichoune Nouvel Observateur

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