Alors que se développe en France un débat malsain sur les bienfaits de
la colonisation et sur la responsabilité des Arabes dans le blocage de
leurs sociétés, le président Ahmed Ben Bella rappelle quelques vérités
historiques : l’illégitimité de la domination d’un peuple sur un autre
-que ce soit hier en Algérie ou aujourd’hui en Palestine-, la réalité
mondiale -et non pas arabe- de la colonisation et des luttes de
libération nationale, l’ingérence occidentale pour renverser les
gouvernements nationalistes et révolutionnaires du Sud et maintenir les
séquelles de la colonisation. Il souligne qu’aujourd’hui, c’est le
fondamentalisme évangélique qui exporte la violence. Acteur central de
bouleversements historiques sur la scène internationale, il répond aux
questions de Silvia Cattori pour le Réseau Voltaire.
Ahmed Ben Bella est une des hautes
figures du nationalisme arabe. Il fut l’un des neufs membres du Comité
révolutionnaire algérien qui donna naissance au Front de Libération
Nationale (FLN). Arrêté par l’occupant français en 1952, il s’évade.
Arrêté de nouveau en 1956, avec cinq autres compagnons, il est détenu à
la prison de la Santé jusqu’en 1962. Après la signature des accords
d’Évian, il devient le premier président élu de l’Algérie indépendante.
Sur le plan intérieur, il mène une politique socialiste caractérisée
par un vaste programme de réforme agraire. Sur le plan international,
il fait entrer son pays à l’ONU et l’engage dans le mouvement des
non-alignés. Son influence grandissante dans la lutte contre
l’impérialisme conduisent de grandes puissances à favoriser son
renversement par un coup d’État militaire. Il est placé en résidence
surveillée de 1965 à 1980. Depuis lors, il s’est tenu à l’écart des
affaires intérieures de son pays, mais continue à jouer un rôle
international, notamment en tant que président de la Campagne
internationale contre l’agression en Irak.
Silvia Cattori : Quand vous n’êtes pas en voyage, résidez-vous en Suisse ?
Ahmed Ben Bella :
Non, je vis en Algérie, mais je viens souvent en Suisse. J’ai vécu ici
durant dix ans, après mes démêlés avec le pouvoir des militaires
algériens. En Algérie je suis assailli par les journalistes. Donc,
quand j’ai besoin de prendre un peu de repos et de recul avec ce qui se
passe là bas, je viens ici où j’ai gardé un petit appartement. Vous
savez, j’ai quatre-vingt dix ans !
S.C.- Vous
avez l’air d’un jeune homme ! Savez-vous, M. Ben Bella, que vous avez
imprimé une très belle image dans le cœur des gens partout dans le
monde ?
Ahmed Ben Bella :
(Rire) J’ai eu une vie un peu spéciale, il est vrai. J’ai participé à
la libération de mon pays. J’ai été l’un des organisateurs de sa lutte
de libération. J’ai participé également de façon active à toutes les
luttes de libération.
S.C.– Vous êtes d’origine arabo-marocaine. Quel lien gardez-vous avec vos racines rurales ?
Ahmed Ben Bella :
Oui, je suis Algérien d’origine marocaine par mes parents, mais toute
ma vie c’est l’Algérie. Je suis né là-bas. Je suis un fils de paysans
pauvres venus très jeunes vivre en Algérie. Je n’ai vu que récemment
l’endroit où ils sont nés, dans les environs de la ville de Marrakech.
S.C.– En
venant à vous, j’ai l’impression d’aller à la rencontre des peuples et
des causes pour lesquels vous vous êtes battu toute votre vie. C’est
très émouvant de s’entretenir ici de votre combat pour créer un monde
plus humain, plus juste. N’incarnez-vous pas tout cela ?
Ahmed Ben Bella :
Oui, ma vie est une vie de combat ; je puis dire que cela ne s’est
jamais arrêté un seul instant. Un combat que j’ai commencé à l’âge de
16 ans. J’ai 90 ans et ma motivation n’a pas changé : c’est la même
ferveur qui m’anime.
S.C.- En
1962, vous accédez aux plus hautes charges de l’Algérie indépendante.
Tous les espoirs sont ouverts. De l’Algérie colonisée à sa libération,
de la scène politique internationale au combat altermondialiste, vous
avez payé cher le prix de votre insoumission.
Ahmed Ben Bella :
Oui j’ai payé très cher mon combat pour la justice et la liberté des
peuples. Mais voilà, j’ai fait ce que j’ai ressenti comme un devoir,
une obligation. Donc, pour moi le choix n’a pas été difficile. Quand je
me suis engagé dans la lutte pour mon pays, j’étais très jeune. Mes
horizons se sont ouverts. Je me suis très vite rendu compte que les
problèmes allaient au-delà de l’Algérie, que la colonisation touchait
quantité de peuples, que les trois quart des pays de la planète étaient
colonisés d’une façon ou d’une autre. L’Algérie était alors, pour les
Français, un département d’outre mer, c’était la France de l’autre coté
de la méditerranée. La colonisation par la France en Algérie a duré
longtemps : 132 ans. J’ai participé à cette lutte-là en Algérie. Tout
de suite après l’indépendance, je me suis associé à tous ceux qui, dans
le monde, se battaient eux aussi pour libérer leur pays. Il y a donc eu
cette phase de la lutte de libération nationale à laquelle j’ai
participé de façon totale. En Tunisie, au Maroc, au Vietnam, l’Algérie
était devenue un peu la mère des luttes de libération ; les soutenir
était donc pour nous une tâche sacrée. Quand quelqu’un venait nous
demander de l’aide, c’était sacré. On ne réfléchissait même pas. On les
aidait, alors même que nous n’avions que peu de moyens ; on leur
offrait des armes, un peu d’argent et, le cas échéant, des hommes.
S.C.- En
1965, ce ne sont pas les Français qui vous emprisonnent, ce sont vos
frères d’armes. Que ressentez-vous, aujourd’hui, à l’égard de ceux qui
vous ont brutalement barré la route ?
Ahmed Ben Bella :
Je ne ressens pas de mépris, je ne ressens pas de haine. Je pense
qu’ils ont participé à quelque chose qui n’était pas très propre et qui
a été très dommageable, non seulement pour le peuple algérien, mais
également pour les autres peuples qui comptaient alors sur notre
soutien. Mon combat pour apporter de meilleures conditions de vie aux
Algériens, alors plongés dans une grande misère, et mon combat pour
aider les autres peuples encore colonisés à recouvrer leur liberté,
dérangeait fort certains pouvoirs. De leur point de vue j’allais trop
loin. Je devais disparaître. Ceci pour dire que, si l’armée algérienne
ne m’avait pas renversé, d’autres l’auraient fait. Je devais
disparaître, parce que je devenais trop gênant. J’abritais pratiquement
tous les mouvements de libération, y compris ceux venus d’Amérique
latine.
S.C.- Etiez-vous déjà en contact avec Fidel Castro ?
Ahmed Ben Bella :
Oui, le Che était venu à Alger m’apporter le message de Fidel Castro
que j’avais rencontré deux fois. Il nous demandait de soutenir les
luttes qui se développaient en Amérique du Sud, car Cuba ne pouvait
rien faire ; elle était sous le contrôle des États-Unis qui occupaient
la baie de Guantanamo. Rien ne pouvait donc sortir de Cuba, même pas
une boîte d’allumettes, sans que les États-Unis le sachent. Je n’ai pas
hésité une seconde. C’est depuis l’Algérie, et avec la participation du
Che, qui est resté chez nous durant six mois, que s’est créé l’État
major de l’armée de libération de l’Amérique du sud. Je peux le dire
maintenant : tous les combattants qui participaient à la lutte de
libération en Amérique du Sud sont venus en Algérie ; c’est de là que
tout ceux qui luttaient sont partis. On les a entraînés, on s’est
arrangé pour que les armes arrivent chez eux, on a créé des réseaux.
S.C.- En quelle année Che Guevara est-il venu en Algérie ?
Ahmed Ben Bella :
Le Che est venu en 1963, peu après mon arrivée au pouvoir. Avec mon
gouvernement, nous nous sommes engagés à apporter notre aide aux luttes
de libération nationale. À ce moment-là, de nombreux pays étaient
encore colonisés ou sortaient à peine de la colonisation. Toute
l’Afrique pratiquement était dans ce cas. Nous l’avons soutenue.
M. Mandela et M. Amilcar Cabral sont venus eux aussi en Algérie. C’est
moi qui les ai entraînés ; ensuite ils sont repartis mener la lutte de
libération chez eux. Pour d’autres mouvements, qui n’étaient pas
engagés dans la lutte armée ou qui n’avaient besoin que d’un soutien
politique, comme le Mali, nous les aidions sur d’autres plans.
S.C.- Qui vous a écarté précisément en 1965 ? L’armée algérienne ou des forces extérieures ?
Ahmed Ben Bella :
Je suis certain que, indirectement, il y a eu l’intervention de
puissances étrangères. Nous avons vu ailleurs les mêmes mécanismes.
Partout où les luttes de libération nationale ont triomphé, une fois le
pouvoir constitué, il y a eu des coups d’État militaires qui ont
renversé leurs dirigeants. Cela s’est produit maintes fois. En deux
ans, y a eu 22 coups d’État militaires, essentiellement en Afrique et
dans le tiers-monde. Le coup d’État d’Alger, en 1965, est celui qui a
ouvert la voie. L’Algérie n’a donc été que le début de quelque chose
qui était en germe : c’est pourquoi je dis que c’est le système
capitaliste mondial qui finalement a réagi contre nous.
S.C.- Êtes-vous marxiste ?
Ahmed Ben Bella :
Je ne suis pas marxiste, mais je me situe résolument à gauche. Je suis
arabe musulman, orienté très à gauche dans mon action, dans mes
convictions. C’est pourquoi, même si je ne partage pas la doctrine
marxiste, je me suis toujours trouvé aux côtés de tous les mouvements
de gauche dans le monde et des pays socialistes qui, comme Cuba, la
Chine, l’URSS, ont mené le combat anticolonialiste et
anti-impérialiste. C’est avec eux que nous avons constitué un front de
libération et apporté notre appui logistique aux armées populaires pour
aider leurs pays à sortir du colonialisme et instaurer un régime
intérieur national. C’était la phase de liquidation du colonialisme. Le
colonialisme est une idée qui est née en Occident et qui a conduit les
pays occidentaux - comme la France, l’Italie, la Belgique, la Grande
Bretagne - à occuper des pays hors du continent européen. Un
colonialisme dans sa forme primitive, c’est-à-dire par l’installation à
demeure de pouvoirs étrangers répressifs, avec une armée, des services,
des polices. Cette phase a connu des occupations coloniales cruelles
qui ont duré jusqu’à 300 ans en Indonésie.
S.C.- Après cette phase, n’étiez-vous pas actif dans le mouvement des pays non alignés ?
Ahmed Ben Bella :
Il n’y a plus de pays non alignés. Ce mouvement a été créé par des
hommes de très grande qualité tels Nehru, Mao Tsé-toung, Nasser et
d’autres grands noms ; à une époque surtout où il y avait le risque
d’une guerre atomique. C’était l’affrontement entre l’URSS et les
États-Unis. Nous étions au bord de la guerre nucléaire. Les pays non
alignés ont joué un rôle important pour l’empêcher. Ce mouvement a duré
un certain nombre d’années. Mais le système a fini par avoir raison de
lui.
S.C.- Par la suite, n’avez-vous pas joué un rôle important dans le développement du mouvement altermondialiste ?
Ahmed Ben Bella :
Le système mondial qui préside à tout ce dont nous avons parlé, a
inventé une autre forme de domination : la « mondialisation ».
« Mondialisation » est un mot très beau en soi. Un mot qui peut unir,
amener la fraternité entre les peuples. Or, le mot « mondialisation »
tel qu’il a été conçu, est un mot qui fait très mal. Un mot qui a amené
à la mondialisation de la misère, de la mort, de la faim : 35 millions
de personnes meurent de malnutrition chaque année. Oui, ce serait un
très beau mot, si l’on avait mondialisé le bien, apporté le bien être
pour tous. Or, c’est tout le contraire. C’est une globalisation
perverse ; elle mondialise le mal, elle mondialise la mort, elle
mondialise la pauvreté.
S.C.- La mondialisation n’a-t-elle eu que des effets pervers ?
Ahmed Ben Bella :
Le seul avantage que nous en avons retiré est que nous sommes
aujourd’hui mieux informés qu’hier. Nul ne peut plus ignorer le fait
que ce système amène à l’extension de la faim. Des richesses ont été
créées, mais ce sont des richesses factices. Ce sont des
multinationales, comme General Motors et Nestlé, ce sont de grands
groupes industriels qui pèsent, sur le plan monétaire, beaucoup plus
que de grands pays comme l’ Égypte. Si on se base sur ses gains,
General Motors, par exemple, est quatre fois plus riche que l’Égypte,
qui est un pays de 70 millions d’habitants, le pays des Pharaons, un
pays extraordinaire, le pays arabe le plus éduqué ! Cela vous donne une
image de ce que signifie le mot « mondialisation ». Voilà pourquoi j’ai
combattu ce système qui favorise des groupes qui représentent, sur le
plan monétaire, beaucoup plus qu’un grand pays et génèrent tant
d’inégalités. Voilà pourquoi nous devons, nous autres, favoriser une
meilleure compréhension des problèmes, qui ont été compliqués à
souhait, mais qui sont finalement l’expression d’une seule chose : la
mise en place d’un système inhumain.
S.C.- Malgré
la volonté clairement exprimée, en 2003, par les trois quarts des
peuples de la planète, les mouvements progressistes n’ont pas réussi à
empêcher la guerre. N’avez-vous pas, parfois, le sentiment, que ceux
qui sont à la direction des mouvements, ont manqué une marche ; ou
carrément fait fausse route pour n’avoir pas su identifier les vraies
motivations de l’adversaire ?
Ahmed Ben Bella :
Moi qui suis un homme du sud, je constate que quelque chose a changé
dans le nord, qui est très important à relever. Ce qui a changé
précisément dans cette aire dite avancée du nord, qui nous a fait la
guerre, qui nous a colonisés, qui nous a fait des choses terribles, est
qu’il y a aujourd’hui une opinion qui s’exprime, qu’il y a des jeunes
qui disent « assez ». Ceci indique que ce système mondial pervers ne
frappe plus seulement le sud mais aussi le nord. Par le passé on
parlait de pauvreté, de misère uniquement dans le sud. Il y a
maintenant beaucoup de misère, beaucoup de maux qui font des victimes
dans le nord également. Cela est devenu manifeste : ce système mondial
n’est pas fait pour servir le bien de tous, mais pour servir des
sociétés multinationales.
Donc, à l’intérieur de ce nord, que
nous avons tellement combattu, il y a maintenant un mouvement, il y a
toute une jeunesse qui veut agir, qui descend dans la rue, qui
proteste, même si la gauche n’a pas su donner, à ces jeunes qui veulent
des changements, les clés de la solution. Cela s’est toujours passé
ainsi : tout mouvement commence de cette façon. Le mouvement de
libération que j’ai conduit en Algérie, l’organisation que j’ai créée
pour combattre l’armée française, était au départ un petit mouvement de
rien du tout. Nous n’étions que quelques dizaines à travers toute
l’Algérie, un territoire qui représente cinq fois la France.
S.C.- Qu’ont-elles
obtenu, ces générations de jeunes qui ont mis tant d’espoir dans Attac,
par exemple, qui propose de « réformer la mondialisation » ! Mais
n’eut-il a pas fallu refuser son principe même et adopter des mesures
plus radicales, face à la radicalité du système dit libéral ?
Ahmed Ben Bella :
Les gens de gauche, une fois au pouvoir, ne sont pas différents de ceux
des autres partis. En ce qui concerne l’Algérie, nous avons essayé de
travailler avec la gauche française. Or nous n’avons pas connu de pire
pouvoir que celui exercé par le parti socialiste français. La pire des
choses qui nous soit arrivée ce fut avec les socialistes. Aucun pouvoir
politique auparavant ne nous avait combattus aussi durement que celui
du socialiste Guy Mollet. Je vous parle de faits précis. Je parle de ce
que j’ai connu. J’étais à la tête du FLN quand le gouvernement de Guy
Mollet - après avoir compris que la France ne pourrait se maintenir en
Algérie – a contacté Gamal Abdel Nasser pour qu’il nous demande si nous
étions prêts à discuter avec eux. C’est ce que j’avais toujours prévu ;
qu’un jour il allait falloir s’asseoir autour d’une table et définir la
meilleure façon pour l’Algérie de devenir totalement indépendante.
C’était le but que nous recherchions : redevenir libres, ne plus vivre
sous la férule d’un système oppressif. J’ai dit oui, que j’étais prêt à
négocier, à condition que ce soit eux, les Français, qui en fassent la
demande. C’était important, car c’est toujours celui qui est le plus
faible qui demande à négocier. J’ai exigé que les négociations se
déroulent en Égypte. Les négociations ont duré six mois. Nous sommes
arrivés à une solution. Avec ce bout de papier en poche, en septembre
1956, je suis allé informer Mohammed V, le roi du Maroc. Il s’était
impliqué dans cette lutte, il nous avait aidés, y compris
militairement. Puis, alors que nous nous rendions en Tunisie, où nous
voulions également informer les autorités, notre avion a été pris en
chasse par l’aviation française. C’était le premier détournement
d’avion de l’histoire. Il y avait, dans cet avion, les deux tiers des
dirigeants de la révolution algérienne. Ils voulaient nous liquider
tout de suite. C’est un miracle si nous avons échappé à la mort. Tout
ceci pour vous dire ce que je pense des socialistes : c’était Guy
Mollet qui, à peine avait-il signé un engagement, le trahissait. Je
pourrais dire la même chose du gouverneur Lacoste, c’était un
socialiste lui aussi. Non, les partis de gauche ne nous ont pas
soutenus, au contraire. Quoi qu’il en soit, c’est la gauche qui nous
intéressait et c’est avec elle que je continue de me battre. Je suis un
homme de gauche.
S.C.- Alors
quand vous côtoyez les représentants de l’internationale socialiste,
sur les podiums des Forums sociaux, vous arrive-t-il de vous dire
qu’ils sont là pour leur prestige personnel avant tout ?
Ahmed Ben Bella :
Oui il m’arrive de penser qu’ils ne sont pas sérieux. Moi je veux
vraiment le changer ce monde. Je veux que ce monde change. Pour changer
les choses, nous avons besoin de gens sincères et désintéressés, avant
tout.
S.C.- Vous croyez en la nécessité d’un changement ?
Ahmed Ben Bella :
Oui, depuis ma prime jeunesse je crois en cette nécessité. Je reviens
sur ce que vous disiez. Ce qui personnellement m’amène à avoir une
certaine confiance en l’avenir. Je veux parler de ce que j’observe ici,
en Occident. Je suis convaincu que le système libéral n’a pas d’avenir.
Ces jeunes, ces lycéens que j’ai vu descendre dans les rues, qui n’ont
rien que leur idéal de justice ; ces jeunes qui manifestent, qui sont
en quête d’autres valeurs, j’aimerais leur dire : « J’ai commencé comme
cela, quand j’avais votre âge, par de petits pas. Et peu à peu c’est
tout un peuple qui m’a suivi. » Quand je vais à des manifestations, je
les observe, je parle avec eux, je vois que ce sont eux qui ont les
cartes en mains.
S.C.- La
question se pose avec insistance : les dirigeants des mouvements
anti-impérialistes n’ont-ils pas ménagé Israël, un État idéologiquement
et législativement raciste qui mène depuis sa création une politique
d’épuration ethnique en Palestine ? Par conséquent, ils ont mal orienté
des générations de jeunes, faussé le débat, pendant qu’Israël était
très actif aux côtés des États-Unis pour combattre le communisme,
combattre Nasser et le nationalisme arabe, soutenir des régimes
affreux ?
Ahmed Ben Bella :
Ces questions sont aujourd’hui sur la table, elles font débat. Nous ne
voulons pas d’une solidarité biaisée. Nous ne voulons pas d’un État
qui, comme Israël, soit l’outil préféré de ce système global cruel
conduit par les États-Unis, qui pratiquent une politique qui a déjà
fait tellement de mal. Pour nous, il y a double trahison. La trahison,
d’abord, de ceux qui, dans le camp de la gauche, auraient dû se trouver
à nos côtés, loyaux à la cause palestinienne et arabe, et qui ne l’ont
pas été. La trahison, ensuite, de tous ces juifs avec qui nous nous
sentons proches, avec qui nous avons des ressemblances, et avec
lesquels nous vivions en parfaite harmonie. Les Arabes et les juifs
sont des cousins. Nous parlons la même langue. Ils sont sémites comme
nous. Eux ils parlent l’Araméen, nous parlons l’Araméen. L’Araméen
comporte plusieurs branches : l’Ethiopie parle Araméen, l’Erythrée
parle Araméen, les gens de confession juive parlent l’Araméen, les
arabes parlent l’Araméen. C’est cela qui nous fait très mal : c’est de
nous savoir trahis par ceux qui sont si près de nous, par des gens qui
sont nos cousins, qui nous ressemblent et qui parlent Araméen comme
nous. L’antisémitisme, nous le connaissons ; nous sommes sémites.
J’ajoute à cela que, même leur prophète est notre prophète. Moïse et
Jésus Christ sont des prophètes chez nous.
S.C.- Depuis
la fin du multilatéralisme, l’ONU est mise sous la coupe de Washington
et des néo-conservateurs. Tout pays arabe qui ne se soumet pas à leurs
diktats est mis au ban des nations. Comment jugez-vous cette
situation ? Comment en sortir ? Aussi, confronté a l’unilatéralisme
israélien, le Hamas n’est-il pas condamné à échouer, et à renoncer à ce
pourquoi son peuple se bat depuis 60 ans ?
Ahmed Ben Bella :
Je pense que le Hamas est caractéristique de ce qui se passe chez nous,
de cette dimension qui maintenant prend une forte couleur religieuse,
qui endosse l’Islam. Je suis un Arabe musulman, je ne voudrais pas
vivre dans un pays dirigé par un intégrisme islamique. Mais je vous
parle très franchement : je ne les blâme pas. Parce que ce besoin de
religion a été créé par les distorsions du système capitaliste. C’est à
force de nous faire du mal que, finalement, au lieu d’avoir face à eux
un mouvement, oui, qui endosse l’arabité, qui endosse la culture et
reste ouvert, les extrémistes, Israël et les États-Unis, se retrouvent
face à cette dimension. Ce sont eux qui ont créé cette situation.
S.C.- Vous ne voulez pas de réponse religieuse ?
Ahmed Ben Bella :
Je suis musulman, mais je ne souhaite pas que la réponse soit
religieuse. Ce n’est pas le fait religieux en soi que je récuse, non,
mais le fait que l’on puisse faire une lecture qui ne va pas dans le
sens de la rénovation de l’Islam, que l’on puisse faire une lecture
rétrograde de l’Islam ; alors que dans l’Islam nous avons l’avantage de
croire aux deux religions : la religion juive et la religion
chrétienne. Pour nous Mohammed n’est que le continuum de Jésus Christ
et de Moïse.
S.C.- Les
musulmans n’ont-ils pas pris la tête de la résistance anticoloniale
aujourd’hui ? N’y a-t-il pas lieu de reconnaître que ce ne sont pas les
valeurs de l’Occident que les arabo-musulmans combattent, mais sa
politique agressive ? Le Hezbollah, par exemple, qui a si mauvaise
presse chez nous, n’a-t-il pas fait reculer l’impérialisme américain et
israélien au Liban ? Les progressistes ne devraient-ils pas surmonter
leurs préjugés à l’égard des musulmans, les considérer comme un élément
dynamique dans la lutte contre l’oppression et les soutenir ?
Ahmed Ben Bella :
Oui, oui. Là il y a un problème d’éducation. Il appartient à ceux qui
sont à la direction des partis progressistes de répondre de façon
correcte à des situations données. Or ce n’est pas le cas. Nous avons
un drapeau, nous avons un hymne national, le reste ce sont les
Occidentaux, toutes tendances confondues, qui le décident à notre
place. Tout cela, enrobé avec de jolis mots, sous couvert de l’aide
d’organismes comme la Banque mondiale et le FMI, qui ne sont rien
d’autre que des instruments de torture créés par l’Occident pour
continuer sa domination. Ce qui signifie que nous sommes sortis d’un
système de colonialisme direct en échange de quelque chose qui parait
meilleur, mais qui ne l’est pas. Toutefois, je vous le redis, j’ai cet
espoir que dans ce nord qui nous a déjà fait tant de mal, sa jeunesse
est en train de prendre la mesure de cette logique de domination qui
crée de plus en plus de pauvreté aussi bien au nord qu’au sud. Même si
ce n’est pas la même domination que celle qui s’applique au sud, c’est
une situation d’indigence qu’aucun être libre ne peut accepter. Combien
de gens ne sont-ils pas livrés au chômage, à la pauvreté, à la rue ?
C’est cela, peut-être, qui finira par inciter les peuples du nord à
changer d’optique et à s’associer de manière franche avec nous.
S.C.- Mais
nous ne voyons pas aujourd’hui grand monde, en Occident, protester
contre les atrocités commises en Irak, en Palestine, en Afghanistan.
N’avez-vous pas l’impression qu’il y a tellement de préjugés, savamment
entretenus, vis-à-vis des arabes et des musulmans - y compris dans les
organisations anti-guerre - que soutenir leur résistance, est une idée
très éloignée d’eux ?
Ahmed Ben Bella :
C’est vrai, les partis de gauche que l’on attendait ne sont pas au
rendez-vous ; ils se sont braqués là dessus. Dès que l’on parle de
l’Islam, ils vous opposent Ben Laden. Je ne voudrais pas vivre dans sa
république, mais je ne le critique pas. Quand je vois ce que Bush fait,
je ne me permets pas de critiquer Ben Laden. Je vous le dis
franchement : les attaques contre les tours de New York, je ne les ai
pas condamnées. Je condamne Bush, je condamne le gouvernement
américain, parce que je considère que Ben Laden est le fruit de leur
politique. Ils ont fermé toutes les portes du dialogue aux
arabo-musulmans. Ils leur ont fait croire durant des décennies que,
s’ils faisaient ceci ou cela, l’Occident rendrait justice en Palestine.
Or, Israël et ses alliés n’ont jamais voulu la paix chez nous. Israël
n’a cessé de faire la guerre et de terroriser nos peuples. Ben Laden
est indirectement la création de Bush et d’Israël. Ces deux États
sèment la mort et la haine au Moyen-Orient et dans le monde : ils ne
nous ont laissé aucune autre alternative que celle de la confrontation
violente. Tous ces mouvements radicaux, qualifiés de « terroristes »,
« d’intégristes », sont nés pour répondre aux terroristes qui, à Tel
Aviv et Washington, mènent des guerres de destruction des peuples
arabes. Quels choix ont-ils, ces peuples qu’ils bombardent avec une
telle sauvagerie ? Face aux armées modernes, ils n’ont d’autres armes
que de sacrifier leur vie en se faisant exploser, voilà. Dans le Coran
on appelle cela « shahâdah ». C’est une idée extraordinaire qui
s’exprime dans ce mot. C’est un état de désespoir, où celui qui
l’éprouve, en arrive à ne plus supporter de vivre. Il se sacrifie, non
pas pour obtenir une vie meilleure pour lui-même, mais pour que les
siens au moins puissent vivre mieux. C’est le plus grand sacrifice. On
les appelle ici en Occident « des terroristes ». Or, je vous le dis en
toute sincérité, moi je m’incline devant quelqu’un qui fait un pareil
sacrifice, je vous assure.
S.C.- Si
je comprends bien, vous dites que tout ce qui met en révolte les gens
au Moyen-Orient a été généré par l’Occident. Que ceux qui se battent
doivent se sacrifier, souffrir pour les autres ? Que les Arabes ont
fait preuve de tolérance par le passé ?
Ahmed Ben Bella :
Tout à fait. La violence qui s’exprime dans le monde arabo-musulman est
le résultat de la culture de haine et de violence qu’Israël a engendré
en s’imposant par la force sur les terres des Arabes. Ce sont les
atrocités de cet État illégal qui contraint les plus valeureux à
réagir. Je ne pense pas qu’il y ait combat plus noble que celui des
Palestiniens qui résistent contre leur occupant. Quand je vois ce que
ce peuple a enduré depuis plus d’un siècle, et qu’il continue de
trouver la force de se battre, je suis admiratif. Aujourd’hui, ceux-là
mêmes qui massacrent ce peuple, sont en train de faire passer les gens
du Hamas pour des fascistes, des terroristes. Ce ne sont pas des
fascistes, ce ne sont pas des terroristes, ce sont des résistants !
S.C.- La
Palestine est une nation emprisonnée. Comment en est-on arrivé, même à
gauche, à parler de « terrorisme », au lieu de parler du droit de
résister par les armes ? Voyez-vous des parallèles ou des différences
majeures entre la colonisation de l’Algérie par la France et la
colonisation de la Palestine par Israël ?
Ahmed Ben Bella :
C’est pire en Palestine. Avec l’apartheid en plus. Les Français ne
pouvaient pas nous chasser hors d’un pays grand comme cinq fois la
France. Ils ont bien essayé de créer au nord une zone tampon, avec le
moins d’Algériens possible, mais cela n’a pas réussi. Ils n’ont pas mis
en place un véritable apartheid comme les Israéliens en Palestine.
L’État d’Israël a créé la plus terrible des dominations.
S.C.- À votre avis, les Palestiniens vivront-ils moins longtemps sous occupation que les Algériens ?
Ahmed Ben Bella :
Je crois que oui. D’abord, le colonialisme est un phénomène qui est
clairement établi et sanctionné par les lois internationales. Ensuite,
s’il y a une question qui fait l’unanimité dans le monde arabe, c’est
la Palestine. Aussi longtemps que les Palestiniens n’obtiennent pas
justice, le monde arabe musulman ne pourra pas se sentir libre non
plus. C’est comme une partie de leur chair qui reste captive.
S.C.- Autrefois,
la politique n’était pas plus noble, mais il y avait encore un
équilibre. Depuis la fin de la bipolarité, les principes moraux les
plus élémentaires ont été balayés. Partout on parle de combattre le
« terrorisme », mais on ne parle guère des 800 enfants tués en
Palestine par les soldats israéliens depuis 2000 ; des millions
d’enfants irakiens tués ou malades qui n’ont plus droit à un
développement normal. Guantanamo, Abu Ghraïb, auraient-ils été
possibles si la Communauté Internationale avait eu la décence de dire
non à la violence de Washington ? Quel responsable étatique a encore
les mains propres dans cette prétendue guerre contre « le terrorisme » ?
Ahmed Ben Bella :
C’est énorme ce qui s’est passé à Guantanamo, à Abu Ghraïb et ailleurs.
Et toute cette horreur continue de se propager et de générer de grandes
souffrances. Nous apprenons que les États-Unis ont installé des prisons
en Europe de l’Est pour échapper aux juridictions de leur pays et que
l’Europe participe de tout cela. Il est même reproché à la Suisse
d’avoir autorisé le survol de son territoire par ces avions qui
transportent des prisonniers fantômes, kidnappés, soumis à des tortures.
S.C.- Quels sont, selon vous, les moyens de contrer la stratégie mise en place par Bush et les néo-conservateurs ?
Ahmed Ben Bella :
C’est un mouvement intégriste, mais chrétien celui-là ! Le problème
auquel nous faisons face aujourd’hui est celui-là : l’idéologie de Bush
est le pire intégrisme que l’on puisse imaginer. Ce sont les fameux
évangélistes protestants qui inspirent Bush. C’est un intégrisme
terrible. Quels sont finalement les moyens que nous avons pour
combattre ? Je vous ai parlé des espoirs que je mets dans la jeunesse,
tout en sachant qu’elle n’a pas de vrais moyens pour combattre ce
système effrayant. Je sais, il ne suffit pas de descendre dans la rue.
Il faut passer à autre chose, inventer d’autres moyens d’action, mais
il faut agir et non pas subir. Et quand on a le sentiment de ne pas
avancer, il faut se dire que l’on passe par des phases, qu’il faut un
certain temps avant d’atteindre la compréhension du grand nombre. On
commence à agir avec ceux qui ont une compréhension claire, même si
cela ne couvre pas la totalité des problèmes. Mais ensuite, on doit
passer par-dessus les obstacles, et se dire que ce n’est ni le parti
socialiste, tout socialiste qu’il se déclare, ni telle association qui
va changer ce monde.
S.C.- Pour parvenir à un rééquilibrage, la solution peut-elle venir du côté de la Chine et de la Russie ?
Ahmed Ben Bella :
Je pense qu’un espoir peut venir de la Chine. Par le passé, la Russie
nous a aidés de façon extraordinaire. Mais pour l’instant,
malheureusement, la Russie n’est pas dans une situation facile. Je ne
mettrais pas d’espoirs en elle. Je compterais beaucoup plus sur la
Chine. D’abord elle a des arguments que la Russie n’a pas. C’est un
pays qui est en tête des pays en expansion. Même l’Occident va
s’implanter en Chine pour vivifier son économie. D’ici 20 ans on verra
la nouvelle carte politique.
S.C.- En attendant, que dire aux peuples laissés à l’abandon, en Palestine, en Irak ?
Ahmed Ben Bella :
On n’agit jamais en pensant que c’est nous qui allons en être les
bénéficiaires. On agit parce qu’il faut agir. Jamais les grandes
conquêtes n’ont été le fruit d’une seule génération. On dit chez nous
que celui qui mange n’est pas celui qui sert le plat. Il faut créer des
réseaux de solidarité qui soutiennent sans conditions la lutte de ces
peuples.
S.C.- Que dire aussi à cette jeunesse que vous avez mentionnée, témoin de tant d’abus ?
Ahmed Ben Bella :
Il faut qu’ils aillent outre, qu’ils prennent des initiatives. S’il ne
suffit plus de se réunir périodiquement à des grands rassemblements, si
rien ne change, il faut passer à autre chose : inventer de nouvelles
formes de luttes sans attendre.
S.C.- Mais
le temps n’est-il pas venu que les Arabes prennent la direction du
mouvement anti-guerre jusqu’ici entre les mains d’Occidentaux ?
Ahmed Ben Bella :
Oui, oui. Vu la gravité de la situation au Moyen-Orient, ce sont des
Palestiniens ou des représentants des mouvements du monde arabe qui
doivent bouger. Je pense que ce mouvement arabe, le mouvement
palestinien, toutes ces forces, si elles se conjuguent et dépassent
leurs différends, sont un espoir pas seulement pour les Arabes. Elles
peuvent contribuer également à changer ce monde, le système mondial tel
qu’il fonctionne.
S.C.- Vous semblez optimiste !
Ahmed Ben Bella :
Oh vous savez, je ne suis pas rien qu’optimiste : je passe ma vie à
agir. Je ne me contente pas de faire des discours, je consacre tout mon
temps à agir par le biais de l’organisation Nord-Sud. Aussi je crois
que, parfois, les forces de l’espoir viennent de là où on les attend le
moins.
S.C.- Le
premier congrès constitutif de l’Alliance Populaire Arabe de Résistance
s’est tenu fin mars 2006 au Caire. Les participants ont appelé les
peuples à se mettre « sous la bannière de l’internationalisme pour
soutenir le peuple arabe dans sa lutte contre l’agression
impérialiste ». N’est-il pas le point de départ d’une campagne qui, si
les partis progressistes d’Occident s’y rallient, pourrait relancer le
mouvement anti-guerre et aller dans le sens de vos souhaits ?
Ahmed Ben Bella :
Oui, je suis personnellement favorable à cette initiative. L’essentiel
est d’avancer. On n’avance pas si l’on doute, si l’on pense que c’est
fini. Si l’on campe sur des dissensions. On avance et on corrige les
défauts. La vie c’est cela. Il y a aussi, dans le camp arabe, beaucoup
d’obstacles à surmonter. Nous devons faire un effort pour dépasser les
dissensions. En effet, nous connaissons, dans le mouvement arabe, les
mêmes faiblesses que connaît le mouvement anti-impérialiste en Occident.
S.C.- Il
y a près de dix mille palestiniens emprisonnés arbitrairement dans les
geôles israéliennes. Ils ne sont pas reconnus comme prisonniers
politiques. Ahmed Sa’adat - kidnappé par Israël en mars 2006, à
Jéricho, avec cinq compagnons - alors qu’il était sous garde
américano-britannique - est depuis soumis à des tortures continues. Il
a réaffirmé sa volonté de ne pas céder, en disant : « Peu importe
l’endroit où je serai, je continuerai à combattre ». Vous devez vous
reconnaître en cette affirmation, vous qui savez ce que cela veut dire
vivre emprisonné ?
Ahmed Ben Bella :
Oui, j’ai vécu 24 ans et demi en prison. Quand les Français m’ont
enfermé à la Santé, ils m’ont mis là avec les détenus que l’on
guillotinait. Je voyais la guillotine depuis ma cellule. C’est terrible
ce qu’Israël fait subir comme mauvais traitements aux Palestiniens.
Actuellement je n’ai qu’un seul projet : c’est la Palestine. Je ferai
tout mon possible pour les aider. Pour parvenir à la paix, en Palestine
et dans le monde, il faut que ce système de marchands s’en aille. Parce
que les problèmes sont immenses, les dégâts sont immenses. Laisser le
monde entre les mains de marchands et de tueurs est un crime. C’est
cela le terrorisme. Ce n’est pas Ben Laden.
S.C.- Quand
vous entendez des chefs d’État dire qu’ils font la guerre en Irak au
nom de la liberté et de la démocratie, qu’avez-vous envie de leur dire ?
Ahmed Ben Bella :
Je leur dis que le droit à la vie est le premier des droits humains.
Les droits de l’homme c’est le droit de vivre. Tous les philosophes
chez nous parlent du droit à la vie. Sauvegarder la vie, vivre, est la
première des choses auxquelles chacun aspire. Or le système mondial ne
s’embarrasse pas de garantir ce droit. Il exploite, il tue. Et quand il
ne peut pas tuer, il construit des prisons sauvages, abus qui
prétendent apporter la démocratie. Les États-Unis se sont mis à faire,
en Afghanistan et en Irak, ce qu’Israël a toujours fait contre les
Palestiniens. On nous parle de démocratie israélienne, américaine. Mais
quelle démocratie ont-ils apporté en détruisant toute chance de vie ?
S.C.- Vous souffrez pour l’Irak ?
Ahmed Ben Bella : Ah oui l’Irak pour moi…je suis allé quinze fois en Irak, vous savez. (Un silence) [1]
J’ai failli être tué en Irak. C’est insupportable de voir ce que l’on a
fait à l’Irak ! À ce pays qui est le berceau de la civilisation !
L’Irak, c’est là où on a commencé à cultiver la terre, c’est là où est
née l’humanité, c’est là où se sont fondus les premiers principes,
c’est là qu’est né l’alphabet, le premier code, est celui d’Hammourabi.
Tout cela a été détruit par des dirigeants incultes, par une nation qui
n’a pas plus de 250 ans d’histoire, qui était une colonie de la
Grande-Bretagne. Ils ont liquidé le colonialisme anglais et ils ont
instauré un colonialisme planétaire. Que sont devenus les 80 millions
d’Amérindiens ? Jamais je ne retournerai en Amérique, c’est un pays de
brigands.
S.C.- Ressentez-vous comme racistes les guerres menées en Afghanistan et au Moyen-Orient ?
Ahmed Ben Bella :
Tout à fait. Ce sont des guerres menées contre l’Islam, contre la
civilisation arabe. Cela saute aux yeux. Sur les pays qui sont hors la
loi, selon Bush, un seul n’est pas arabo-musulman, la Corée du Nord.
Les autres, la Syrie, l’Irak, le Soudan, l’Iran sont tous musulmans.
Les croisades visaient soi-disant à récupérer le tombeau de Jésus
Christ. Parfois, pour taquiner les Occidentaux, je leur dis : Jésus
Christ, quelle langue parlait-il ? Il parlait ma langue, pas la vôtre,
il parlait l’Araméen comme moi ! Quand vous lisez la bible, Jésus
Christ dit : "Eli, Eli, Lama sabakta-ni" [2]
Et nous disons en Algérie : "Ilahi limada sabakta-ni". Ce sont
exactement les mêmes paroles qu’a prononcées Jésus. Jésus parlait comme
moi. L’Islam tire beaucoup de choses de l’Évangile ou bien de la Bible, qu’il est venu compléter.
A force de voir ces abus, j’explose. On
nous a fait tellement de mal. On nous a atteints dans notre dignité.
Sans parler de ce petit peuple en Palestine. Combien de Palestiniens
sont obligés de vivre sous la férule la plus abjecte ? Notre réaction
n’est pas du racisme, Je vous assure. Nous en avons plus qu’assez.
L’Occident nous a fait beaucoup de mal. N’est-ce pas en Occident que se
sont produits les pires crimes contre l’humanité ? Le fascisme, où
est-il né ? Le nazisme, où est-il né ? Le stalinisme, où est-il né ? La
fameuse inquisition, qui a duré 400 ans, où s’est-elle déployée ?
Franchement il faut beaucoup, beaucoup d’abnégation pour se dire chaque
jour qui passe, je ne veux pas haïr l’Occident.
S.C.- Ne
faut-il pas incriminer les tenants du « choc des civilisations », les
pro-israéliens, comme les principaux instigateurs de la haine
anti-arabe, anti-islam, qui se répand de façon inquiétante contre vos
peuples ?
Ahmed Ben Bella :
Tout à fait. Le Lobby israélien aux États-Unis est quelque chose de
terrible. Jusqu’ici il était interdit d’en parler sans se voir accusé
d’antisémitisme. Récemment, plusieurs études sont venues attester par
des exemples inattaquables le poids du lobby israélien dans les options
politiques et militaires prises contre nous [3].
Plus personne aujourd’hui peut nier l’importance, voire le danger, de
ce lobby qui pénètre toutes les sphères stratégiques. Je suis donc très
concerné par cet aspect des choses qui rend encore plus difficile le
règlement de la question palestinienne.
Je vais vous dire, alors que l’Islam a
connu beaucoup de misères, jamais l’Islam n’a fait du mal à d’autres
pays. Dans l’histoire, l’Islam a montré une tolérance qui n’existe
nulle part ailleurs, alors qu’Israël a réussi à s’implanter par la
force dans un espace et dans un lieu qui était habité par les
Palestiniens - l’un des peuples arabes les plus évolués - et à y créer,
en les dépossédant de leur terre, un État raciste. Aussi longtemps
qu’Israël refusera de reconnaître le droit des Palestiniens à exister
et revenir sur leur terre, il n’y aura pas de paix dans le monde.
Entretien réalisé par Silvia Cattori pour le Réseau Voltaire.