Le culte des grottes
Aujourd’hui, avec le recul, parler de la grotte, ce serait traiter
d’un thème mystérieux ou d’un retour aux origines de l’humanité
primitive, celle des troglodytes ou de tous ceux qui ont mené une vie
dure, totalement coupés de la société. Il y eut dans tous les temps et
partout dans le monde des gens qui ont choisi ou qui ont été obligés de
vivre seuls. Tel a été le destin des bandits d’honneur, des bandits de
grands chemins, marginaux et parias mis à l’index pour diverses
raisons.
La grotte évoque aussi la vie d’ermite, ou de réfugié
obligé de se cacher pour un temps, à cause d’une menace de mort qui
pèse en permanence. Chargée de souvenirs et pouvant être porteuse de
gravures, la grotte est un lieu idéal pour qui veut écrire, s’adonner à
la réflexion ou à la méditation. Mais toutes les grottes ne sont pas
des lieux de culte.
Les grottes dans
la mémoire populaire
On
raconte que dans l’ancien temps, grand nombre de familles démunies
vivaient dans les cavernes. Même de nos jours, il existe des
populations, situées en zones montagneuses, qui continuent de vivre
dans ces abris de fortune que la nature semble avoir taillés pour elles.
Mais
en dehors de ces cas de figures troglodytiques dont le nombre va en se
réduisant, il y a ceux qui, par superstition ou croyances héritées des
plus lointains ancêtres, vont dans les grottes pour prier, se
recueillir, vivre pleinement selon leur moi intérieur, s’adonner à la
méditation transcendantale, trouver de l’inspiration. C’est en quelque
sorte une forme de thérapie nécessaire pour retrouver ses repères, se
recréer dans la solitude et le silence.
Le vide absolu, qui fait
peur à certains, redonne confiance à d’autres en les revigorant et leur
donnant cette possibilité de reconsidérer le passé par les souvenirs
parfois durs à revivre ainsi que l’impression d’avoir communiqué avec
les êtres invisibles. C’est là une réalité vécue par nombre d’adeptes
de tous âges ou sexes entretenant des liens étroits avec l’au-delà.
On
suppose que l’homme de la grotte du Macchabée, se trouvant sur les
hauteurs du Djurdjura, a dû, s’il n’était pas un bandit de grands
chemins recherché, trouver refuge ou venir là pour se retrouver devant
l’invisible, avant d’être pétrifié par les neiges. Que d’histoires
n’a-t-on pas racontées sur lui sans que personne n’ait pu donner à son
sujet une quelconque information convaincante sur ses origines et son
devenir. En voulant garder le suspense, on a peut-être cherché à en
faire une légende.
Le Maroc, dont nous sommes des voisins directs
même sur le plan des traditions, possède des grottes aussi renommées
que les nôtres. Les unes sont habitées ou aménagées en magasins, sinon
en refuge par des contrebandiers de tous les temps ; d’autres sont des
lieux de culte sacralisés. Ce fut le cas de la grotte d’El-Makta, de
Bab Gissa, de Kef El-Hammam, non loin de Fez.
Des anthropologues
ont cherché dans les mythes quelque raison relevant de la superstition,
des croyances religieuses ou des traditions ancestrales pour expliquer
ce type de comportement méditatif ou maladif comparable au spiritisme
dont les explications psychanalytiques restent douteuses.
En dehors
du scientifique limité à ses champs d’investigation spécifiques, on
peut toujours dire que le culte des grottes pourrait avoir pour origine
l’influence des genres littéraires de type populaire comme les contes,
les légendes, les rites anciens accompagnés de chants et dont
l’accomplissement peut marquer à vie. Les musulmans, dans leur
majorité, connaissent la caverne d’Ali Baba. Et qu’on le veuille ou
non, en Afrique du Nord, les grottes, depuis les temps les plus
reculés, ont été des lieux choisis pour célébrer des cultes.
Cérémonies rituelles dans des grottes, au Maroc ou ailleurs On
y a pratiqué, jadis, les rites agraires pour aider à faire renaître une
nature qui a du mal à retrouver les couleurs de la saison à cause d’une
sécheresse persistante. Cela rappelle en islam la sallat el istisqa où
des bœufs sont offerts en sacrifice pour demander à Dieu Tout-Puissant
le retour des précipitations.
Dans les grottes, on offre des
sacrifices en prononçant des prières, et cela est accompagné de fêtes à
des périodes déterminées de l’année comme celle de la sécheresse qui
fait craindre le pire pour les récoltes. Dans d’autres régions, on a
recours aux grottes pour espérer une meilleure action fécondante des
éléments de la nature. A une date donnée de l’année, on y entre pour
s’adonner à des rites thérapeutiques. Cela se passe dans les grottes
d’Imeghan ou d’Imi N’taquandout où les visiteurs passent la nuit pour
s’imprégner de toutes les émotions qui pourraient en advenir ou des
mystères du vide qui font le vide en chacun. Les malades y viennent
pour recouvrer la santé, moyennant des oracles rendus ou des effluves
salutaires.
Cela se passait jusqu’au début du XXe siècle qui a vu
des gens ignorants croyant à tous les miracles et que la misère a
acculés à ce genre de pratiques qui ont toujours échappé à
l’explication rationnelle. On va aussi dans les grottes pour des rites
de purification consistant à déposer à l’entrée un objet porteur de
toutes les influences néfastes et de maléfices persistants. Il s’agit
donc, en y allant, d’écarter tous les êtres malfaisants comme les
djenouns, le diable, omniprésents. On se rend en procession à la grotte
où l’objet porteur de génies malfaisants est abandonné pour débarrasser
les humains de tous les mauvais esprits. On croit que les grottes ont
pour fonction magique de les retenir.
Au Maroc où le maraboutisme
est bien ancré au sein des populations, à chaque grotte on a donné un
nom de saint, comme Abdel kader El-Djilani, Moulay Abdel Selam Ben
Mechich, Moulay Bou Selham. Mais Dieu Tout-Puissant n’a pas besoin
d’intermédiaire entre Lui et les croyants. Cela n’a pas empêché un
grand nombre de pratiquants d’adhérer aux tariqa, ainsi qu’au pouvoir
magique des marabouts. Ils les ont vénérés au point de se laisser
abuser. La preuve est qu’on les a toujours considérés comme des
intercesseurs auprès de Dieu. Ce qui explique pourquoi leur sont
faites toutes sortes d’offrandes ruineuses.
A la grotte d’Azaglou
au Maroc, l’attachement au saint patron fut tel qu’on venait à des
moments déterminés de l’année pour sacrifier des bœufs sur le tombeau
et en l’honneur du disparu, venu s’établir dans la caverne.
Ces
cultes idolâtres sont interdits par l’islam ainsi que par toutes les
religions monothéistes ; ne peut-on donc y voir des vestiges de l’ère
du paganisme?
La caverne ou la grotte
en littérature
Revenons
chez nous pour parler de notre littérature avec laquelle nous sommes
plus familiarisés. La première qui nous vient à l’esprit est une
légende populaire, effacée des mémoires et qui s’intitule «Les sept
dormants de la grotte d’Azzefoun».
Nous ne pouvons pas ne pas penser
à Mohamed Dib qui a parlé de la caverne, lorsqu’il a abordé Le Nouveau
roman, par Qui se souvient de la mer où il parle de deux communautés,
celle d’en-bas, la colonisée, et celle d’en-haut, la dominante
c’est-à-dire celle des pieds-noirs. Le roman plein d’images
métaphoriques, de non-dits, d’ironie, a dû être élaboré à la veille de
l’indépendance. L’auteur en fait le symbole d’un milieu fermé, comme
les profondeurs marines. Ainsi, il parle de la grotte sous-marine pour
faire allusion au ventre de la mère qui porte l’enfant qui va naître.
Chez
Kateb Yacine, la grotte connote le refuge et un lieu de mystère, celui
dans lequel s’engouffrent Si Mokhtar qui enlève la Française et le père
de Rachid. Le lendemain, on y retrouve le père de Rachid sans vie. Si
l’auteur a choisi la grotte, c’est à dessein. C’est un lieu fermé où
tous les coups sont permis et qui ne fait courir aucun risque d’être
soupçonné. Chez l’auteur de Nedjma, la grotte a été une représentation
de l’intériorité explosive qui renvoie à l’image de l’enfermement, au
sens mélioratif, suivie d’une libération de l’énergie accumulée.
Cette
grotte, qui peut s’appeler religion, éthique familiale, sexualité,
recours à l’autre avec tous les développements que cela suggère du
point de vue psychanalytique et mythographique, dit Jean Dejeux,
spécialiste de la littérature maghrébine. Le même critique littéraire
voit dans Nedjma deux cycles : celui «des ancêtres qui redoublent de
férocité» comme dans la pièce théâtrale et celui du personnage de
Nedjma d’où émerge le monde souterrain fait d’eaux profondes, de bains
maudits, de jardins aux fruits symboliques, de fécondité, de stérilité,
de nature, de plantes à odeur aphrodisiaque, d’ animaux répugnants
comme la pieuvre, le lézard, la grenouille.
Le roman a été publié en
1956, et Nedjma apparaît à d’autres moments comme le symbole de la
patrie. Et l’exilé, peut-être lui-même ou tout autre Algérien, ne
redeviendra lui-même qu’en retournant au fond de la caverne matrice.
Kateb donne des images très significatives pour les psychanalystes.
Parmi ces images, les plus fortement symboliques,celles de la mère et
de la renaissance à la vie authentique, il y a celle de la grotte à
interpréter comme la nuit maternelle de la vie prénatale ou du retour à
la terre-mère. Kateb disait lui-même en 1963 : «Il y a des conditions
objectives qui font que je suis un écrivain errant ; ça m’a ouvert des
horizons que je ne suis pas prêt d’abandonner.» Ces paroles sont
interprétées comme une forme d’alternance entre le désir du retour à la
grotte et celui, irrésistible, d’ouverture sur le monde.
Cette
caverne-matrice a été relevée dans l’œuvre d’Assia Djebbar parlant de
coupure avec le monde des ancêtres : «Nous demeurons coupés de nos
ancêtres». Et pour peu qu’elle veuille se tourner vers l’antre
d’origine, cela signifierait quête de l’identité ou retour à la caverne
-matrice où elle aperçoit des formes et des signes ainsi que toute une
gesticulation.
Rachid Zahir parle de caverne pour dire que le roman
est construit selon une forme circulaire chez Boudjedra, dans un de ses
romans, avec cette intention de susciter des interrogations sur la
valeur sémantique de la grotte par rapport à la réalité.