La légende Mohammed V
Mohammed V vivait dans un secret conditionné par le contexte politique de l'époque, mais aussi par ses traits de personnalité.
C'est le vieil opposant au roi Hassan II, le Fqih Basri, qui eut recours le premier à la formule, suivi quelque temps plus tard par un certain nombre de personnalités du mouvement national : « Il faut chercher la filiation de Mohammed VI chez son grand-père le roi Mohammed V et non chez Hassan II ». Etait-ce une dernière pique du leader socialiste visant son vieil ennemi ou le Fqih avait-il été touché par l'affabilité et les mesures qui avaient marqué les premières années de règne de Mohammed VI ? Pourtant, le nouveau roi qui va packager sa souveraineté sous le signe du « social » utilisera le nom de son grand-père pour la fondation, véritable bras armé de sa politique de solidarité. Peut-on parler d'héritage entre Mohammed V et son petit-fils ?
Assurément, mais pas plus que l'héritage qu'il détient de son père. Pour une raison bien simple : les trois rois ont un dénominateur commun, un engagement, une ligne de conduite, autrement plus décisifs que leurs perceptions politiques : la perpétuation de la dynastie alaouite. Hassan II lui aussi se réclamait de l'héritage paternel et n'hésitait pas à invoquer les enseignements de Mohammed V pour expliquer ses analyses, voire ses décisions. Pourtant, Ben Youssef, qui va régner -certes avec une marge de manœuvre réduite- pendant plus de trente-trois ans, est un inconnu des nouvelles générations. Au-delà de l'image d'Epinal qui lui est consacrée, ce sont les épreuves qui ont forgé son caractère, à commencer par le Dahir Berbère jusqu'à l'exil rédempteur. Ce sultan que l'on disait falot, sans grande envergure, a su préserver une dynastie lourdement menacée réduite à une fonction utilitariste. C'est peut-être dans son tempérament et dans ses idéaux qu'il faut chercher sa capacité de résistance. Que savons-nous de Mohammed V ? Quelques images en noir et blanc pendant son fameux discours de Tanger, la douleur de l'exil à Madagascar et la fameuse scène du poste de radio pour écouter Radio le Caire, le mythe de l'apparition lunaire et son retour triomphal à l'Indépendance. Autrement dit, pas grand-chose car son image, sa « communication » ont de tout temps été contrôlées par la Résidence, puis par le Mouvement national, puis par son fils le défunt roi Hassan II.
Un sultan conscient de ses faiblesses
« Un ciel bas et pluvieux pesait sur Fès, la capitale traditionnelle du
Maroc quand, le 18 novembre 1927, le prince Sidi Muh'ammad devint, par
l'acte d'allégeance de la beya, le nouveau sultan habilité à diriger la
communauté musulmane comme subrogé tuteur de Dieu ». C'est en ces
termes que l'historien Charles-André Julien décrit les circonstances de
l'intronisation quasi-miraculeuse du benjamin du sultan Moulay Youssef.
Le jeune prince de dix-sept ans n'avait reçu aucune formation qui le
préparât à son métier de souverain. « Isolé de tout contact extérieur
dans le palais de Meknès où le carcan de la tradition lui interdisait
la moindre initiative, abreuvé d'humiliations calculées et réduit à la
portion congrue par l'impitoyable h'ajib », rajoute l'historien, le
sultan du Maroc va mettre de longues années à s'éveiller et devenir une
icône révérée dans son pays.
Un proche du Résident général, Théodore Steeg, n'hésite pas, à
l'époque, à se réjouir cyniquement que Steeg ait fait roi « le plus
effacé », celui que Moulay Youssef « tenait si bien à l'écart » plutôt
que son frère Hassan, « agité » qui pourrait bien être atteint de « la
lubie de vouloir gouverner ».
« Du Maroc, il ne connaissait guère que les structures d'autrefois,
fondées sur l'économie agricole. Banques, trusts, consortiums, toutes
ces forces dont il comprenait qu'elles exerçaient sournoisement leur
maîtrise lui apparaissaient comme un monde mystérieux où il ne pouvait
pénétrer », souligne Charles-André Julien. Cela explique sans doute,
l'importance qu'il accorda aux avis que lui soumettait son fils, le
futur roi Hassan II à qui il fut donné une forte culture
juridico-économique. Mohammed V n'était pas l'homme des éclats. Les
historiens le décrivent comme un fin diplomate sachant faire preuve de
souplesse. Hassan II héritera de son père sa capacité à charmer mais
fera preuve de beaucoup d'impétuosité. Les deux considéraient la
monarchie comme une sorte de despotisme éclairé. La « monarchie
exécutive » de Mohammed VI est un packaging moderne de cette manière
d'imaginer la gouvernance. La continuité est claire.
De la même manière, si Mohammed V n'aimait pas « les groupements, les
partis, les assemblées dont le contrôle lui échappait, il ne semble pas
qu'il ait jamais envisagé la création d'une Assemblée constituante » et
si son fils les a fabriqués pour les vider de leur substance, Mohammed
VI non plus, n'a pas montré une affection particulière pour les
formations politiques, leur préférant les institutions
para-monarchiques pour résoudre, canaliser ou analyser les
problématiques de la société marocaine. Sur la question de la femme,
Mohammed V et son petit-fils furent apparemment les plus novateurs.
La Moudawana rédigée par Allal El Fassi et d'autres illustres ouléma,
tout en consacrant la « civilisation » du champ religieux, permit de
définir des embryons de droits pour la femme post-indépendance. Le Code
de la famille de M6 fait rentrer de plein-pied la femme dans le
processus de développement. Hassan II, lui, a fait office de tampon
diluant les réformes au compte-gouttes préparant le terrain pour son
fils. Chaque roi a eu son rôle, franchissant le pas du « changement »
lorsqu'il n'avait plus le choix pour éviter d'ébranler le socle du
Makhzen. Et si Mohammed VI a annoncé qu'il ne changerait rien au
protocole royal, il est le premier à régulièrement « peopoliser » la
monarchie. Son père avait tenté quelques expériences avec le même
organe de presse « Paris match ». Le premier aussi à renoncer à
l'antique tradition du harem et à présenter son épouse aux Marocains.
Mohammed V vivait, lui, dans le secret, un secret conditionné par le
contexte politique de l'époque, mais aussi par ses traits de
personnalité. Des secrets que les Marocains découvrent plus de quarante
ans après sa mort.
Par Ali Amar, Younès Alami & Catherine Graciet
Le Journal Hebdo